lundi 29 novembre 2010


dimanche 28 novembre 2010

Pensées

Il y a des amours qui commencent par la fin.

samedi 27 novembre 2010

Sami



Je m'appelle Sami. Je n'ai ni bras ni jambes. Les plus méchants m'appellent "Le Tronc". Moi, à leur place, s'ils étaient plus savants et plus imaginatifs, j'aurais plutôt vu un galéopithèque.
On raconte que j'avais perdu mes membres pendant la guerre. Mes parents, eux, pour me consoler, ils disent que je suis en avance sur mon temps puisque les hommes du futur en seront de toute façon dépourvus dès la naissance. Je n'y crois pas, bien entendu. Bref, aujourd'hui je suis mes cours normalement comme tout le monde, enfin à partir de chez moi par l'intermédiaire d'une caméra qui me relie directement à la classe. Mes professeurs disent que je suis intelligent, très. Cela doit être les membres en moins. Mais c'est vrai que je suis intelligent. Parfois, j'ai l'impression que ma tête est très grosse.
Très souvent, je me demandais ce qu'ils étaient devenus, ces bras et ces jambes. Je me disais qu'ils devaient encore être là où je les avais perdus. Plus d’une fois j'avais voulu partir à leur recherche sauf que je ne savais pas où chercher. Mes parents évitaient de m'en dire quoique ce soit de peur de remuer le couteau dans la plaie. Dès qu'ils sentaient en moi cette envie de recherche ils l'étouffaient en me rassurant que j'étais beau, "le plus beau". Mais moi je savais que je ne l'étais pas : un galéopithèque ce n'est pas ce qu'il y a de plus gracieux.

Une nuit, je décidai enfin de partir à la recherche de mes organes perdus. Je m'en rappelle encore : pour mon plus grand bonheur, la lune était pleine et je n'avais nullement besoin de lampe torche, qui, du reste, n'aurait fait que m'embrouiller, physiquement dépouillé comme je suis.

En fait, voilà comment cela s'est passé.
Je m'étais levé au beau milieu de la nuit. Mon père ronflait dans la chambre d’à côté et ma mère poussait involontairement des gémissements propres au bon sommeil. Du haut des escaliers qui menaient de ma chambre jusqu'à l'entrée je m'étais laissé choir en roulant comme un cloporte. Arrivé tout juste devant la porte, j'avais sauté, trois fois, avant de réussir à attraper la poignée avec mes dents et ouvrir. Dehors, tout était argenté, calme et il faisait un peu frais pour un mois d'août. Je me mis à ramper tout droit, comme ça, instinctivement- ou peut-être par paresse. ( Maintenant, à bien y penser, ma trajectoire n'était pas aussi droite que j’ai pu le croire mais s’apparentait plutôt à celle du chemin en lacets, avec la maison au toit en deux pentes et le symbolique conduit de cheminée, que je dessinais alors, comme tous les enfants.) A peine avais-je rampé quelques centaines de mètres que je vis, un peu plus loin, une silhouette immobile qui devait être celle d’un homme d’âge moyen. Je m’approchai. L’homme, entendant le bruit que produisait ma reptation, se mit à marcher en titubant.

- Qui est là ? demanda l’homme apeuré.
- Je m’appelle Sami.
- Que veux-tu ?

A cette dernière question je compris enfin que l’homme était aveugle puisque, en m’interpellant, il semblait regarder légèrement à côté.

- Rien... je passais par là.
- Que fais-tu ici, alors qu’un enfant de ton âge devrait être couché à une heure pareille ? demanda-t-il un peu plus rassuré.
- Je cherche mes bras et mes jambes… Vous vous appelez comment ?
- Kamal… Alors tu cherches tes bras et tes jambes ? Et tu les as perdus où ?
- Je n’en sais rien, justement…
- Hum…
- Et vous ? Pourquoi vous êtes ici ?
- Ma femme m’a arraché les yeux parce que je l’ai trompée.
- Qu’est-ce que a veut dire, tromper ?
- C’est quand tu aimes une autre femme que la tienne.
- Hum, d’accord… Et, vos yeux, elle les a jetés loin, je suppose ?
- Oui, non seulement elle m’a mis à la porte mais aussi elle refuse de me dire où elle les avait planqués, dit l’homme d’une voix tremblotante.
- On peut s’entraider, peut-être. Des yeux, j’en ai, moi !
- Eh bien, agrippe-toi à moi, on va chercher.

Je grimpai et me calai bien comme il faut sur les épaules de l’homme qui somme toute était assez costaud et nous reprîmes la route. Il ne titubait plus : je lui servais de « radar » et lui me servait de « véhicule » : on se complétait. Nous marchâmes longtemps encore, toujours sans but, faisant des pauses ça et là, avant de nous retrouver à l’orée d’une forêt touffue qui nous coupait la route. Nous nous consultâmes, hésitâmes un moment puis décidâmes de pénétrer dans le bois. « De toute façon c’est ou bien cela ou bien rebrousser chemin et rentrer chez nous. », s’était-on dit.

Une fois dedans, ce que nous découvrîmes nous laissa bouche bée- enfin me laissa bouche bée puisque l’homme ne voyait pas.

- Arrêtez-vous un moment, ordonnai-je presque à l’homme.

Kamal obéit.

- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il perplexe.- Vous n’allez pas croire vos yeux !

Au lieu de l’obscurité d’une dense forêt plongée dans la nuit il faisait plein jour comme si nous avions été midi ! Une lumière puissante et dorée emplissait le lieu ! Les arbres, qui de l’extérieur avaient l’apparence d’un cèdre quelconque, étaient carrément une espèce d’immenses sabliers où un fluide épais et écarlate filait doucement. Les sommets de ces arbres-sabliers se rejoignaient pour former une voûte parfaite d’où pendaient, par centaines, des cadavres, décapités pour la plupart. D’ailleurs à la vue des corps j’avais tout à coup senti l’odeur immonde qui se dégageait de partout. Le lieu était une grande place et cette place était loin d’être déserte. Bien au contraire : derrière des stands plantés sans un ordre précis, des hommes et des femmes étaient occupés à arranger leur «marchandise». S’ils œuvraient silencieusement, de temps en temps une mère grondait son enfant parce qu’elle n’en pouvait plus de "l’avoir dans les pattes". Et l’enfant partait rejoindre d’autres enfants chassés par leurs mères aussi et se mettaient à courir l’un après l’autre à travers les stands. Il y eut même deux ou trois qui coururent dans notre direction, tournoyèrent gaiment en haletant atour de nous- horreur ! un des gamins avait deux nez ! Ils firent encore deux tours autour de nous en s’agrippant violemment à mon « véhicule » puis s’en allèrent de nouveau vers les stands. C’est justement quand il fut touché par les gamins que Kamal s’écria :

- Mais que se passe-t-il, nom de Dieu ?! Qui m’a touché ?! Tu vas me dire où est-ce qu’on se trouve à la fin?! Et puis c’est quoi cette odeur !???

J’expliquai brièvement à Kamal la situation. Exprès, j’omis de lui transmettre tous les détails horribles de peur qu’il ne s’affolât. Soudain, un homme s’empara d’une trompette et souffla dedans un air qui devait être l’annonce de quelque chose. Ma constatation se confirma quand, de l’autre côté de la place, un groupe d’une quinzaine de personnes- on aurait dit deux familles- fit irruption pour aussitôt se ruer vers les stands. Puis, d’autres groupes débarquèrent, de plus en plus nombreux, et bientôt le lieu grouilla d’une foule incroyable ! Manifestement, le marché avait démarré ! Les marchands vantaient en criant à qui mieux mieux les mérites de leurs produits : « Quatre orteils, obtenez le cinquième gratos ! », « liquidation : trois-cents-milles livres libanaises l’œil ! », « ratez pas : pieds aux orteils réguliers venus tout droit de l’Iraq ! » « Sentez de nouveau votre plat préféré : deux-cents-milles livres libanaises le nez ! »

Des handicapés appuyés sur leurs béquilles, d’autres enfoncés dans un fauteuil roulant, des borgnes, des aveugles, des boiteux, des muets, tous genres de mutilés étaient là : ils négociaient, essayaient, et quand cela leur convenait ils achetaient, contents d’avoir trouvé ce qu’ils cherchaient ! Quand un produit s’épuisait, le commerçant grimpait sur un tabouret muni d’un grand couteau, saisissait par les cheveux un cadavre pendant et en coupait un pied, un bras ou en extirpait un œil et le tendait au client.

J’expliquai rapidement à Kamal de quoi il retournait et nous consentîmes de tenter notre chance. Nous avançâmes et nous mêlâmes à la foule. Par politesse ou par bonté ou encore pour une question de logique, je proposai qu’on cherchât des yeux pour Kamal en premier. Un commerçant, expérimenté comme il devait l’être, nous remarqua parmi tant d’autres et nous appela :

- Venez par ici, j’ai ce que vous voulez.

Par un léger coup de pied, je signifiai à Kamal d’aller dans la direction du commerçant.

- Alors, fit-il, Monsieur manque d’yeux. Pas de panique j’ai toute une collection ! Essayez-moi ça.

Le commerçant prit une paire d’yeux dans une sorte de glacière au couvercle transparent et la remis dans les mains de Kamal. Ce dernier appliqua les organes sur ses paupières soudées et les fit tourner comme une vis. Les yeux étaient très grands pour lui- involontairement, j’avais pouffé de rire.

- Vous n’auriez pas plus petit par hasard ? demandai-je au commerçant.- Ah si, si, répondit-il sans désemparer, tenez, essayez les 38, ça devrait aller.

Kamal essaya la nouvelle paire. Miracle ! Cela lui allait à merveille ! « C’est fou comment ca peut vous transformer un homme, un œil » me dis-je. J’avais alors déduit que Kamal était un bel homme et qu’il était presque normal qu’il aimât une autre femme que la sienne. Au bout de quelques minutes, quand ce dernier recouvra complètement la vue, il demanda un miroir pour découvrir le résultat. Il regarda un moment dans la glace puis un sourire illumina son visage.

- Eh bien, ma foi, ces yeux me vont parfaitement !- le marchand et moi acquiesçâmes. Ils sont bleus, c’est ça ? Et puis, Seigneur, je peux enfin voir !... C’est combien ?- Trois-cents-milles.

Kamal paya sans ciller et remercia chaleureusement le commerçant. Je grimpai encore une fois sur ses épaules et nous partîmes chercher ce dont je manquais. Kamal regardait partout comme pour roder sa vue toute neuve mais ne semblait être nullement interpelé ni par l’étrangeté du lieu - on aurait pu penser qu’il était habitué à ce genre de cadre, ni par ma physionomie fraîchement connue. Distrait comme il était, ce fut donc moi qui trouvai le stand qu’il nous fallait maintenant.

- Bonjour, fis-je à une commerçante souriante et potelée.
- Bonjour, mon enfant, que puis-je pour toi ? dit-elle, aimable.
- Eh bien…
- Ah je suis con, mais oui ! Excuse-moi ! Des bras et des jambes ! Oh mon chou je vais te trouver ça tout de suite ! Commençons par les mains, c’est plus pratique, n’est-il pas ? finit-elle avec un clin d’œil.

Sur le stand était posée, bien ordonnée, une conséquente brochette de bras de différentes tailles, parsemée de quelques oreilles et nez. La commerçante me considéra comme pour juger de la taille qu’il me fallait, hésita un moment avant de saisir fermement un bras et me le tendit :

- Là, essayez-moi ça, dit-elle confiante, ça devrait aller. C’est un bras droit.

Avec l’aide de Kamal je réussis à encastrer l’organe au haut de mon flanc droit. Mais quand j’essayai de le bouger dans tous les sens afin d’en tester l’efficacité quelques craquements se firent entendre.

- C’est normal, me rassura la bonne femme, c’est parce que c’est encore tout neuf !

Quoiqu’il en fût, le bras m’allait comme un gant, et j’en fus heureux. Maintenant il fallait me trouver un bras gauche ! La commerçante, toujours débonnaire, parcourut de son regard la série de membres, plusieurs fois, de gauche à droite puis de droite à gauche. Au bout d’un moment elle sembla désappointée.

- Eh bien mon chou, pas de chance ! Du 25 gauche, y en a plus ! On m’a tout pris !

Cette annonce m’attrista profondément d’autant plus que j’avais déjà un bras !

- Attendez, je vais voir si Saïd pourrait nous aider.

Toute grassouillette qu’elle était, elle se dressa sur la pointe de ses pieds comme une ballerine, juxtaposa sa main sur sa joue pour que le son se propageât correctement et cria : « Saïd ! Saïd ! » Saïd, s’affairant derrière son stand un peu plus loin, l’entendit enfin.

- Dis-moi qu’il te reste du 25 gauche en bras !

Saïd fit un signe de négation désolé de la tête.

- Non, chérie, ils m’ont tout pris ! Il paraît qu’il y a une vraie croisade contre les gauchers ! On leur coupe la main et le bras avec, de peur que ça leur repousse !

« Que faire ? J’aurai quand même l’air ridicule avec un seul bras ! Et encore plus si je consentais à en acheter deux droits ! » pensai-je. C’est alors que Kamal, semblant enfin retrouver sa lucidité, me conseilla de prendre un deuxième bras droit : "Avec un peu de chance tu pourras l’échanger avec un gauche plus tard." Ce que je fis. J’emboitais l’organe à contrecœur mais finis par penser que «finalement c’est mieux que rien.»

Puis vint le tour des jambes. C’est le cœur serré que je raconte aujourd’hui que le même scénario se reproduisit : on me trouva deux droites. Encore une fois, je me résignai quitte à marcher obliquement comme un crabe. Quoiqu’il en fût, Kamal paya pour moi- heureusement qu’il était là car je n’avais pas un kopeck- et je remerciai quand même la bonne femme qui semblait bien triste pour mon sort. Puis nous fîmes encore un tour dans l’espoir de trouver "du gauche" mais en vain.

- Allez, partons, dis-je à Kamal.
- D’accord…

Nous sortîmes de la forêt étrange, sonnés par ce qu’on venait de vivre. Dehors, il faisait déjà jour- à croire qu’à l’intérieur le temps s’était écoulé comme une flèche. « Mes parents doivent être sûrement réveillés à boire leur café dans la cuisine. » me dis-je. « Peut-être n’ont-ils pas encore remarqué mon absence ; après tout on est samedi, et samedi pas d’école ! » Au moment où nous avions fini par nous remercier mutuellement et qu’il était temps de nous séparer, je m’aperçus que mes jambes, toutes les deux droites, ne consentaient de me mener qu'en direction de l’est- à savoir dans la direction opposée de la maison de mes parents qui, elle, se trouvait à l’ouest. Et plus j’essayais de contrer la volonté de mes deux organes, plus je m’éloignais de la maison de mes parents. C’était plus fort que moi. Il n’y avait rien à faire : j’étais condamné à marcher uniquement vers l’est ! Kamal, lassé par le spectacle, proposa de m’accompagner quoique fut ma destination. « De toute façon, finit-il par dire, ma femme, je l’emmerde ; ma Maya chérie me manque et, tiens, je vais aller la voir au Népal ! » C’est ainsi que nous mîmes à marcher vers là où le soleil avait achevé de se lever…

A présent je suis fatigué et j’ai envie de dormir. Vous trouverez le dénouement de cette histoire dans cet article paru dans un journal local quelques jours qui suivirent mon escapade :

Un « Tronc » dans les anciennes tranchées de Baakafra

« Il s’appelle Sami. Il n’a ni bras ni jambes. Ses camarades de classe l’appellent « Le Tronc ». En classe, alors qu’on débattait sur la question de la fugue chez les jeunes, un des camarades chuchota dans l’oreille d’un autre que Sami était de toute façon incapable de fuir : « t’as déjà vu un tronc filer toi ? » Ce propos mesquin finit par parvenir au garçon et le mit en rogne, si bien qu’il décida de relever le défi. Le lendemain matin les parents découvrirent avec stupeur que le chérubin avait déserté son lit. Trois jours plus tard on le retrouva à trente kilomètres de la maison paternelle, dans un village voisin dévasté par la guerre des années auparavant. Quand on le questionna sur la raison de sa présence dans un pareil lieu il se contenta de lâcher : « j’avais pensé qu’ils pouvaient être là... »


dimanche 14 novembre 2010

Darwinisme

“En somme, la solitude est un moment où on essaie, où on espère de rattraper le temps perdu en compagnie des autres, ravisseurs malgré eux de notre intimité. Ce moment n’est jamais suffisant ou pas assez, de sorte qu’on se voit obligé de le reproduire encore et encore jusqu'à ce qu’il prenne l’aspect d’un cercle vicieux. Entretemps, on y prend goût, pour ce que ces instants solitaires nous apportent de richesse et semblent alimenter une originalité tant recherchée : on refait le monde, on plonge dans les abîmes de notre être, on change de peau tel un serpent, et finalement on est convaincu qu’on est fin prêt à affronter le monde de nouveau en y apportant un regard neuf, celui qu’on a forgé héroïquement car il nous aura coûté du temps, de l’énergie et du spirituel. Mais voilà que l’on est si profondément déçu de cet affrontement, encore une fois, qu’on retourne dans notre tanière, le cœur las et le front bas en injuriant la bêtise des masses. Et puis des masses notre dégoût, de plus en plus sélectif, se tourne bientôt vers les plus proches qui ne nous satisfont que difficilement, puis suivent les intimes qui nous exaspèrent, pour finir par ne plus se supporter soi-même. »

Arrivé à ce point de la rédaction, Deporpor le philosophe avait allumé une cigarette et méditait sur ce qu’il venait d’écrire. Soudain, une envie de déféquer- le tabac sans doute- s’empara de lui qu’il accourut aux toilettes assouvir son besoin, la cigarette toujours entre les lèvres. « En effet », pensa-t-il, « quoi de plus seul qu’un homme déféquant une clope au bec ? » Cette idée le jeta dans un désespoir si profond que ses yeux larmoyèrent : des jours que personne n’avait demandé de ses nouvelles, son téléphone portable était devenu « une éprouvette d’appels » tellement ils étaient rares ces derniers temps. Mais c’en était trop, un homme seul qui écrit sur la solitude, c’en était juste trop ! Le comble de l’absurdité ! Assez d’apitoiement ! Assez de complaisance ! Il est grand temps de passer à l’action ! Sur quoi, il se torcha et tira la chasse d’eau énergétiquement comme pour illustrer sa nouvelle résolution. Quand il regagna son bureau le spectacle qui s’offrit à ses yeux lui glaça le sang.
Dans son siège était enfoncé un singe qui était absorbé par la lecture de l’article interrompu. La bête jeta à l’homme un regard à la fois franc et docile. Deporpor, aussi érudit qu’il était, ne se connaissait point en primate mais il put constater qu’il s’agissait d’un chimpanzé comme il en avait vu maintes fois à la télévision. L’homme et la bête se regardèrent encore quelques instants avant que le premier n’osât faire un pas, indécis, vers la gauche pour se cacher derrière le cadre de la porte, ce qui ne l’empêcha pas d’observer l’animal qui, placide, avait repris sa lecture. Les phrases qui défilaient sous ses yeux avaient l’air de lui plaire. Subitement, il fit comme une grimace d’incompréhension et promena un regard interrogateur entre le manuscrit et son auteur puis, à la grande surprise de ce dernier, d’une voix suave, l’animal demanda :
- Vous vous sentez seul, chéri ?

Le philosophe resta bouche bée. La voix ! Horreur ! L’animal parlait ! Et d’une voix de femme qui puis est !- s’il avait possédé tous ses moyens mentaux le philosophe, en grand cinéphile, aurait pu penser à la voix d’une Greta Garbo ou d’une Faye Dunaway, une voix débordante de sensualité et d’assurance… Une guenon ! Mais oui, bien sûr, il s’agissait d’une guenon !
Cette dernière, amusée par le trouble manifeste du philosophe, renchérit :
- Allez-vous répondre à ma question à la fin ? Tudieu, regardez-vous un peu, on dirait un collégien qui a manqué de faire ses devoirs ! Allez, chéri, entrez donc au lieu de rester planté là où vous êtes ! M’enfin faites comme chez vous ! », finit-elle sur un ton taquin.
L’homme avança vers le bureau comme guidé par une force extraordinaire, un peu malgré lui. La guenon le considéra de haut en bas avant de se lever pour lui céder le siège. Double horreur ! Il venait de le remarquer : la guenon portait une nuisette blanche en satin et des bas en soie de la même couleur fixés par des jarretelles. Ils firent lentement le tour du bureau, lui pour s’asseoir sur le siège libéré et elle pour s’allonger lascivement à même le bureau. Puis sans demander, elle se servit d’une cigarette dans le paquet du penseur et l’alluma calmement. L’homme ne savait que faire, il regardait cette créature devant lui, absent et résigné. Il ne pouvait dire si tout cela était réel ou s’il évoluait dans un rêve. Quoiqu’il en fût, la guenon le regardait amoureusement tout en tirant de biais sur sa cigarette déjà barbouillée de rouge à lèvres :
- Alors, on est plus calme maintenant ?
- Qui êtes-vous ?
- Ah je vois, vous êtes seulement bon à poser des questions… En même temps c’est normal, les philosophes posent beaucoup de questions, ils ne font que ca… En tout cas vous ne m’avez pas encore répondu à ma question : pourquoi vous sentez-vous seul ?
Après quelques moments d’hésitation l’homme lâcha :
- Parce que je le suis, c’est un fait.
- Oh mon pauvre chéri qui est tout seul, viens voir par là.
Le philosophe eut un reflexe de retrait ce qui ne fit qu’exciter davantage l’animal :
- Bah alors, tu ne veux pas de moi, chouchou, je ne suis pas à ton goût ?
La vérité c’est que le philosophe, au fond, était maintenant mitigé ; d’une part il trouvait la créature extrêmement repoussante de par ses petits yeux ronds et agressifs ainsi que son pelage abondant, d’une autre il lui trouvait une beauté étrange, bestiale qui lui faisait presque omettre qu’il était en présence d’un animal- certainement du fait qu’elle parlait ! Ou, qui sait, peut-être était-ce à cause de l’accoutrement qui l’humanisait ! Cependant, il ne pouvait accepter de toucher la créature ni d’être touché par elle. Et soudain, la stupeur laissa place à une violente confusion. Le philosophe s’arracha de son siège et éclata en injures :
- Tu es qui ? Qui t’as envoyé ici ? D’où es-tu rentrée, bordel ? Et que me veux-tu ?!!
Sur quoi la guenon répondit :
- Bon, calme, pas la peine de s’exciter comme ça, mon lapin, assieds-toi- je peux te tutoyer non ? Allez, assieds-toi, va, je vais tout te raconter.
Le philosophe toujours hérissé refusa de s’asseoir et enjoignit à la guenon de poursuivre. Ce qu’elle fit, en remontant lascivement sa patte gauche pour mieux laisser deviner son entre-jambe.
- Eh bien, mon oiseau, on m’avait dit que tu étais un impulsif mais jamais je n’aurais pensé que ça pouvait atteindre un tel point, surtout que si je suis là c’est parce que je t’admire, mon pigeon. Je suis l’une de tes plus grandes fans. Cela fait des années que je lis avec un grand plaisir tes articles hebdomadaires dans «Le Monde »… Quelle sagacité ! Quelle causticité ! Et ton humour, n’en parlons pas !
Les louanges qu’émettait la guenon amadouèrent sensiblement le philosophe. Toutefois, s’il regagna son siège il n’en resta pas moins méfiant.
- En fait, tout a commencé avec le premier que j’ai lu de toi, c’était il y a trois ans. Tu parlais du lien qu’avaient les orteils des femmes avec la mort, l’horreur que ca t’inspirait, les femmes en sandales- d’ailleurs si ma mémoire est bonne l’article s’intitulait « Les filles qui portent des sandales meurent prématurément », c’est bien ça hein ?
- « Juste », répondit le philosophe gagné de plus en plus par la fatuité.
Sur ce, il alluma une cigarette à son tour. La guenon, elle, fière de son stratagème, sourit : le philosophe était de plus en plus à l’aise. Puis, elle continua :
- Et j’ai toujours voulu te demander, j’en rêvais, sur ce qui t’a amené à remarquer ce lien entre les orteils et la mort mais je crois avoir compris. Pour toi, en gros, plus une femme se couvre plus longtemps elle vivra.
- Oui et non, coupa le penseur comme s’il ne voulait pas que la guenon devinât la totalité de sa pensée.
- « J’en suis sûre », enchaina la guenon sans désemparer, « puisque dans un article suivant tu affirmes que s’il y a eu des Américains qui ont été tués lors de la bataille de Normandie c’était parce qu’ils étaient pieds nus. Tu affirmes même que ce n’est pas le casque militaire qui assure la sécurité d’un soldat mais bien ses rangers. Tu as dit aussi, je me rappelle, que les femmes afghanes étaient celles qui vivaient le plus longtemps, couvertes comme elles sont de la tête aux pieds.
- C’est surtout parce que les femmes afghanes se ressemblent toutes de par leur burqa de façon que si l’une d’entre elles venait à mourir on s’en rendrait même pas compte. D’où cette impression que la femme afghane est immortelle.
Très contente d’avoir soutiré au philosophe sa plus longue réplique depuis le début de l’entretien, la guenon écarta ses pattes encore d’un cran. C’est à ce moment précis que l’homme remarqua, perplexe, que la bête chaussait des bottes de jardin, ce qui le replongea dans l’état de dégoût initial et l’obligea de se ressaisir. La guenon sentit la surprise du philosophe et décida d’anticiper toute réaction en s’approchant davantage de lui tout en laissant tomber la bretelle droite de sa nuisette qui fit deviner la quasi-totalité de son sein poilu. Le philosophe ne sut comment réagir et feignit l’indifférence. Cependant, il sentit un début d’érection qui le fit rougir. Comment cela pouvait-il ? Comment pouvait-il avoir envie d’une guenon ? Non, c’est impossible, la mascarade devrait cesser !
Il était sur le point de se lever pour fuir la créature quand cette dernière se jeta sur lui de tout son poids de primate. Ils se regardèrent un long instant, elle à califourchon et lui dépassé ; puis elle l’embrassa goulûment avec ses minces lèvres de singe tout en lui léchouillant le visage. Sur quoi le philosophe se débattit tant bien que mal avant qu’il ne sentit que son érection devenait de plus en plus parfaite. Et voilà que le dégoût se transforma en une envie insoutenable, démente, animale, de forniquer si bien qu’il porta la guenon, ses pattes toujours enlaçant son tronci, et la jeta sur le bureau. L’animal était devenu indomptable d’excitation. Frénétiquement, il mouvait sa tête de droite à gauche en poussant des cris aigus- on aurait dit une victime d’un film hitchcockien se débattant juste avant la perpétration du meurtre. Le philosophe, lui, en proie à des mois d’abstinence, baissa son pantalon, écarta les pattes de la guenon et la pénétra sans délai.
- Ah Deporpor le Grand, tu me rends folle ! Je perds la tête ! Oh mon canari, tu es un dieu !
Le philosophe augmentait la puissance et l’accélération de ses va-et-vient.
- Ah oui mon amour, mon condor, ma plume à moi, ma plume solitaire, que tu es bon ! Le plus grand !
- Tais-toi, chienne ! Prends ça!
- Oh que non, je ne suis pas ta chienne, je suis ta primate ! Ton singe à toi, rien que pour toi !
Le philosophe excité au plus haut point, flanqua une gifle à la guenon qui, du reste, eut l’air d’apprécier le geste, si bien qu’il la gifla encore plus fort.
- Oh oui, oh oui, gifle-moi, gifle-moi comme il faut ! Ce n’est pas une claque ça voyons ! Oui, comme ça ! Je suis ton esclave ! Oh oui, baise-moi encore plus fort ! Oh oui, baise ton aïeule qui t’aime !
Par « aïeule » la créature faisait sûrement allusion au darwinisme. Cette pensée accrut encore plus le sentiment de domination chez le philosophe qui des gifles passa aux coups de poing. La guenon, semblant toujours apprécier cette violence charnelle, ne tarda pas à saigner du nez. De ses narines dilatées par l’effort physique du sang giclait abondamment.
- Tu en veux encore, hein ? Tu en veux ?! Ça te plait hein ? Ça te plait d’être battue par ton petit-neveu ?!!!!
En guise d’approbation, la créature hochait la tête avec difficulté. Sans pour autant interrompre ou ralentir ses va-et-vient, Deporpor le philosophe, à la vue de la face barbouillée de sang de sa partenaire, se surprit les larmes aux yeux. Il était devenu une machine, et la machine était lancée. Néanmoins s’il ne pouvait plus s’arrêter il sentait qu’il était impossible pour lui de jouir. Ce qui décupla sa rage destructrice. Avec ses mains ensanglantées il saisit la créature par les pattes, la souleva avec une aisance consternante, et se mit à la frapper, tel un pantin, contre les quatre murs de la pièce. Au début, aux deux premiers coups, elle poussa un cri long, rauque, horrible puis au troisième elle se tut net, sa tête chancelant, raide, au gré de la manœuvre meurtrière du philosophe. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer. Le tenant toujours fermement de ses deux mains, il cogna frénétiquement le corps, cinq ou six coups, même plus, contre le rebord du bureau avant de le lâcher. Le cadavre s’envola pour ensuite heurter lourdement le sol. Le philosophe s’arrêta net puis s’écroula sur ses genoux et pleura à chaudes larmes pour de bon.
Le cadavre avait atterri exactement à l’encoignure des deux murs et baignait dans une mare de sang qui continuait de s’étendre. La tête, déboîtée, reposait carrément sur le dos de la bête et semblait regarder le meurtrier à l’envers, la langue pendante. Le silence régna un long moment sur la pièce puis l’homme se releva, étourdi, et donna un violent coup de pied sur le flanc du cadavre : la créature était bel et bien morte.

Au moment où le penseur réfléchissait sur la manière de se débarrasser du corps, on sonna à la porte d’entrée. « Tudieu, qui ça pourrait bien être ?! » La sonnerie retentit encore et de plus belle. « Merde ! Bon, ça va, un moment quand même ! » Soupçonneux qu’il y eut un voisin qui aurait assisté, d’une façon ou d’une autre, à ce meurtre zoologique, le penseur se sentit obligé d’aller ouvrir comme pour confronter voire annuler cette conjecture par l’action. Il regarda encore une fois la bête gisant raide morte, parfaitement disloquée sur le sol, la laissa telle qu’elle et se précipita dans la salle de bain pour laver ses mains maculées de sang. Puis il prit un long souffle avant d’aller ouvrir la porte.
- C’est toi, bordel !! s’exclama le philosophe.
- T’es pas content de me voir ?
C’était son meilleur ami F. Depuis des semaines un malentendu ridicule- une histoire de protocole- avait jeté le froid entre les deux hommes.
- Si, si.
- Je suis venu voir comment tu vas, vieux con ( leur manière de manifester leur affection l’un pour l’autre. )
- Entre.
- J’ai pas envie. Allez on sort un peu, je t’invite pour un verre.
- Bon, ça marche, je mets mes pompes.
- Je t’attends ici.
- Tu ne vas quand même pas rester à la porte, entre donc.
- Non, ça va.
- Bon, j’arrive.
L’ami resta sur le seuil de la porte. Le philosophe partit dans sa chambre pour se chausser.
- Eh dis, ça sent bizarre chez toi.
- Ce n’est rien, tu ne vas pas le croire, toute à l’heure je voulais prendre une douche quand je tombe sur un mille-pattes dans la baignoire.
- Un mille-pattes ?!
- Oui, un mille-pattes, ça fait une drôle d’odeur quand tu les écrabouilles ces bestioles-là !
- Un mille-pattes dans une baignoire c’est quand même pas très rassurant.
- Tu sais, avec les plantations qu’il y a autour, c’est vite débarqué ces saloperies…
- Ouais… Bon, tu te dépêches espèce de « chat botté » !
- J’arrive !

Les deux amis sortirent et claquèrent la porte derrière eux. On entendit encore leurs reproches affectueux dans la cage d’escalier puis le silence fut. Pour ce qui est du cadavre de la guenon, on raconte que le philosophe n’y a pas touché avant longtemps, du moins pas avant qu’il ait eu terminé son article sur la solitude.

mardi 2 novembre 2010

L'ennui du dimanche : la vraie histoire

Nous y sommes, encore un dimanche, un!
Ah qu'on a parlé et continue de parler de ce jour de l'ennui, tantôt en le méprisant tantôt en le chantant et ce dans tous les pays du monde. Jour de l'ennui, c’est vrai, encore aujourd'hui j'en ai moi-même fait l'expérience, mais j'ai aussi découvert quelque chose d’important- j'avoue qu'à la satisfaction que causa ma découverte, mon cœur battit un peu plus vite que d'ordinaire. En fait, dans un moment où l'ennui avait atteint son paroxysme justement j'ai soudain compris que ce jour, le dimanche, c’est la somme de tous les autres jours de la semaine ainsi que les états d'âme qui les accompagnent, où se mêlent, arbitrairement, le dégoût du lundi, la résignation du mardi, l'ennui du mercredi et du jeudi, l'espoir du vendredi, et la frustration du samedi. Voyons donc comment ces divers sentiments, avec l’ennui, viennent à se manifester tour à tour en un seul et unique jour.
Mais avant laissez-moi vous apporter quelques précisions. Au fil du texte il n’y aura question que de l'homme ordinaire- et célibataire ( je traiterai le cas de l'homme en couple, très intéressant du reste, dans un article futur. ) Ainsi, je ne parlerai ni de l'homme dynamique qui attend impatiemment ce jour libre après une grosse semaine de travail pour s'évader dans la campagne où il peut pratiquer l'escalade ou s'oublier dans des kilomètres de randonnées, ni de l'homme paresseux qui n'a envie de rien d'autre que de rester sous ses draps et, peut-être, s'il réussit à rassembler ses forces, aller faire un tour en ville en errant de café en café un coup rêveur un autre déprimé. Non, et milles fois non, c'est l'homme ordinaire qui m'intéresse, celui qui se situe entre le paresseux et l'aventurier, l'homme tiède, car curieusement c'est lui, des trois, qui est le plus contradictoire et, du coup, le plus attendrissant- l’homme tiède pense, à tort, pouvoir, par un simple effort de sa volonté, changer sa nature de tiède.
Par ailleurs, il va sans dire que la cible de notre analyse sera le dimanche des sociétés occidentales et des sociétés chrétiennes.

Qu'il soit lève-tôt ou adepte de la grâce matinée, l'homme tiède se réveille avec espoir puisqu'il n'a pas de devoir à accomplir et, s'il est de nature positive, il se réveille le sourire aux lèvres. A tout le moins, l'homme du dimanche est "relax". A peine a-t-il ouvert les yeux, dans son petit esprit il multiplie les projets et les alternatives. Il est décidé de bien profiter de cette journée, surtout s’il fait beau. Il a tout son temps pour lui. Du moins il le croit ; puisque l'homme tiède ne sait jamais employer son temps à bon escient. Et c'est là que le dérèglement survient. On verra cela plus tard, pour l’instant poursuivons.
La première chose que l'homme tiède fait après avoir quitté son lit c'est d'aller pisser les yeux mi-clos. Une fois la vessie vidée, il asperge son visage avec une poignée d'eau- tiède- de façon qu'il ne se brusque pas trop ( l'homme tiède n'aime pas la brusquerie sous toutes ses formes ) tout en s'assurant qu'il est un brin plus réveillé. Après, toujours en traînant les pieds, il met de l'eau à chauffer pour son café. S'il a des chats, il leur donne à manger, si non il s'assoit sur son canapé à attendre que l'eau chauffe, la tête entre les mains. Le café prêt, il le sirote le regard fixe ou, s'il a des chats, il les observe finir leur gamelle en en relevant toujours un détail nouveau. Ensuite pour émerger de son sommeil encore d’un cran il met de la musique qui sied à son humeur et caractère.
Le café avalé, l’homme tiède reste encore dix minutes sur son canapé, la tasse et le regard vides, achevant de se réveiller pour de bon. Puis, tout d’un coup, il est envahi d’une flopée d’idées de projets pour la journée : manger dehors avec son meilleur ami ou rassembler quelques potes et faire une virée dans la campagne ou bien inviter la famille longtemps pas vue pour déjeuner ensemble ou bien encore appeler J. pour l’inviter pour un cinoche l’après-midi histoire de la connaitre un peu plus…etc. Tant d’idées aussi diverses que louables. Et c’est là que le deuxième sentiment de la journée, après l’espoir, fait son apparition : la frustration. Comment choisir d’entre toutes ces idées ? Et si J. ne répond pas ? Est-ce une bonne idée d’endurer la fadeur de ses parents vieillissants alors qu’on pourrait très bien se prélasser sur une terrasse de café en compagnie des potes à mater les femmes passer ? L’homme tiède est tiraillé par toutes ces questions, il ne veut décevoir personne ni être déçu tout en s’assurant de préserver son indépendance. C’est pour cela qu’il ne prend pas une décision tout de suite, il attend encore, le regard toujours aussi vide.
Voilà une heure déjà passée depuis son réveil. Mais il finit par se décider quand même : il va s’habiller. L’homme tiède aime être chic, au moins le paraître. Il met sa dernière chemise. Il se rase. Il prend une douche. Il se fait beau. Il ne sait toujours pas ce qu’il va faire mais il est prêt. Il ne va quand même pas se rasseoir stupidement sur son canapé. C’est alors qu’il décide de passer à l’action. Il prend son téléphone pour appeler son meilleur ami. Son meilleur ami ne veut pas sortir, il déprime. Première déception. Cependant il ne baisse pas les bras. Il prend son courage à deux mains et appelle J. Son cœur bat. C’est la deuxième fois qu’il va la voir. Délicate, la deuxième fois : voudrait-elle le revoir ? A-t-elle déjà prévu quelque chose pour l’après-midi ? « Normal, se dit-il, après tout j’aurais du l’appeler avant. » Mais il espère quand même, c’est un sentimental. Ah, le téléphone sonne, elle répond mais elle ne peut pas. Elle est avec la famille, elle présente ses excuses : « je suis désolée ». « Normal qu’elle soit avec la famille un dimanche » se console-t-il. Les potes, il lui reste les potes. Il appelle ? Il n’appelle pas ? Ca fait longtemps qu’il ne les avait pas vus quand même. Mais est-ce une excuse pour s’imposer un dimanche ? Peut-être avaient-ils eux aussi déjà prévu quelque chose et puis, après réflexion, il n’a pas envie de voir ce gros balourd d’A. Finalement l’homme tiède n’appelle pas. Il ne va pas voir sa famille non plus. Il a trente ans après tout, il ne doit s’intéresser qu’à ses désirs. Mais que faire ? Que désire-t-il ? Il est prêt, pimpant, il ne va pas rester quand même chez lui, bordel, d’autant plus que dehors il fait très beau. L’homme tiède finit par claquer la porte à la gueule de ses chats qui, eux, donneraient tout pour sortir et monte dans sa voiture, démarre et s’engage dans la rue qui descend à gauche, comme ça au hasard.
Quand on est un errant tiède tous les chemins mènent au centre-ville. L’homme tiède gare sa voiture sans grand effort, il y a de la place, c’est dimanche. D’emblée, encore aux portes de la ville, le troisième sentiment, après l’espoir et la frustration, surgit : la résignation. Faut dire qu’il n’y a rien de plus inesthétique et triste que quand les rideaux de fer des magasins sont fermés et seuls deux trois cafés sont ouverts. L’homme tiède ne veut pas tomber dans l’inaction il décide alors de faire une petite marche à pied vers le port. Il marche et il pense. Il est beau mais seul. Bientôt il atteint le port et se dirige, un peu plus loin, vers la jetée, où c’est plus agréable et l’odeur du mazout en moins. Il est au milieu des couples et des familles. Personne ne le remarque. On dirait un fantôme. Mais cela ne l’attriste pas puisque ça fait du bien de marcher un peu. Mais voila que dix minutes plus tard la résignation laisse place à l’ennui. L’homme tiède n’a pas l’habitude des longues marches, il est fatigué et voudrait s’asseoir. Il choisit un café, le plus proche, et s’installe. L’ennui semble disparaître quand il voit une belle jeune femme le regarder en passant. Mais l’homme tiède est tiède il la laisse filer sans rien faire. Après tout il n’a pas le choix. Il ne va pas courir après elle, quand même. Et puis une deuxième passe et puis une troisième : même scenario. L’amour ne se laisse pas attraper pas comme ça. Il lui faut un cadre, une motivation.
Maintenant, il n’y a aucun doute, l’homme tiède s’ennuie à mort. Il prend son portable et compose le numéro d’un des potes de ce groupe de potes. Le numéro est occupé. « Veuillez appeler plus tard. » Il n’appellera pas, pas aujourd’hui. Pour contrer l’ennui qui le ronge il commande un deuxième espresso. Il sent que bientôt il va avoir faim. Cette pensée le soulage un peu pour ce qu’elle apporte de nouveau dans cette monotonie naissante. Alors qu’il est en train de boire la dernière rasade de son café son regard tombe sur une de ses « ex» qui passe par là. « N. ! » Elle est surprise mais contente de le voir. Lui, ni l’un ni l’autre. Il l’invite pour un café. Elle accepte. Les « ex » acceptent toujours. Ils parlent de tout et de rien. Elle l’aime encore. Lui, il n’a jamais aimé son odeur. Pour tout dire, il l’a toujours baisé à contrecœur. Mais aujourd’hui elle est particulièrement attirante. Jupe fendue et décolleté plongeant. « Tu partais vers où ? » demande-t-il. « Rejoindre une amie, on va voir le dernier Coppola, et toi ? » « Pareil » répond l’homme tiède. « Tu veux te joindre à nous ? » demande-t-elle. « Pourquoi pas ? » dit-il mi-stoïque mi-ravi. Il paie les cafés. Ils se lèvent et partent. Sur le chemin, il prend un sandwich qu’il avale en marchant. Les voilà au cinéma avant le rendez-vous. Ils attendent dehors. La copine ne tarde pas à arriver. Elle est très belle, vraiment le type de l’homme tiède, pulpeuse et tout. Mais son appréciation s’arrête aux yeux. Il n’ose aller plus loin. C’est un homme tiède, faut pas l’oublier. Au cinéma il s’installe entre les deux jeunes femmes. Il pose sa main sur la jambe de son ex. Elle ne dit rien, les ex acceptent toujours. Il a une érection. La « très belle » ne remarque rien. Le film touche à sa fin et l’homme tiède touche la chatte de son ex. Les ex acceptent toujours. Le film fini, ils se lèvent, l’homme tiède et son ex la main dans la main. La « très belle » est quand même surprise. « Je suis un peu déçu, Coppola nous a habitués à mieux, je trouve ». Elles sont d’accord. « Bon, on prend un verre ? » propose l’homme tiède. « Pourquoi pas ? » font les deux jeunes femmes en chœur. Ils vont dans un autre café que celui de toute à l’heure. Ils commandent des bières. Ils parlent encore de Coppola, de la vie, du travail. Lui baille, la main toujours sur la jambe de l’ex. L’ex a comme resplendi depuis que l’homme tiède a posé sa main sur sa jambe au cinéma. « Bon, on fait quoi ? » demande l’homme tiède. « Moi je rentre chez moi, demain je me lève tôt, et vous ? » dit la très belle. L’homme tiède et l’ex se regardent, perplexes. « On rentre chez moi aussi » fait-il, amusé. Ils paient, se lèvent, sortent et se séparent. Une fois chez lui, l’homme tiède et l’ex ne baisent pas tout de suite. Ils sirotent un thé chinois avant. Puis, sans crier gare, il l’embrasse goulûment, soulève sa jupe, la plaque contre le mur et lui caresse la chatte. Elle est surprise mais contente. Puis, il la pousse sur le canapé, là où il émerge de son sommeil le matin, et la baise par derrière. Il aime ça. « Tu aimes ça, salope ? » demande l’homme tiède en bavant. « Oui, mon amour, j’aime ça. » « Mon amour ? » se répète t-il. Il débande un peu mais il se reprend. Il la baise même de plus belle et éjacule sur ses fesses blanches. Il s’allonge deux minutes à côté d’elle puis il commence à sentir cette odeur qu’il n’a jamais aimé chez elle. Il se lève, dit qu’il va préparer un autre thé. Elle est déçue, elle voudrait qu’il reste encore un peu à ses côtés. « Tu veux un autre thé ? » « Non, merci, je ne vais pas pouvoir dormir après » répond-elle, pensive. « De toute façon tu ne voudrais pas que je reste dormir ici, non ? » demande-t-elle, feignant la désinvolture. « Oui, demain je travaille, je préfère dormir seul. » Silence. Elle prend son petit pull et s’en va les cheveux en pagaille. L’homme tiède est à la fois soulagé et dégoûté, surtout dégoûté. Il fait nuit. Il se couche.

Voilà, cher lecteur, comment l’homme tiède vit et passe ce jour du Seigneur, l’ennui, comme on l’a bien vu, n’étant pas le seul état d’âme qu’il l’aura traversé. Le dimanche n’est pas un jour comme les autres, j’en conviens, mais il n’est aucunement inférieur aux autres, bien au contraire, il en est le plus riche. C’est un jour-miroir où l’homme tiède, tel un adolescent, est amené à prendre le temps de s'observer. Il s'observe fond et forme. Il met sa plus belle chemise mais ne veut pas admettre sa solitude abyssale. Dans la glace dominicale tout est exacerbé, les sensations sont nues, puisque pas de distraction. La mort et la peur du vide dans toute leur splendeur. Et ça l’horrifie. Il est tout simplement horripilé par son image hideuse, celle qui fuit tant bien que mal du lundi au samedi en s’imposant des occupations et des buts à atteindre.
Tout cela pour dire que l’homme tiède, s’il y songe, devrait toujours se suicider un mercredi ou un jeudi, des jours bien tièdes.

E.D.

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