samedi 27 novembre 2010
Sami
Je m'appelle Sami. Je n'ai ni bras ni jambes. Les plus méchants m'appellent "Le Tronc". Moi, à leur place, s'ils étaient plus savants et plus imaginatifs, j'aurais plutôt vu un galéopithèque.
On raconte que j'avais perdu mes membres pendant la guerre. Mes parents, eux, pour me consoler, ils disent que je suis en avance sur mon temps puisque les hommes du futur en seront de toute façon dépourvus dès la naissance. Je n'y crois pas, bien entendu. Bref, aujourd'hui je suis mes cours normalement comme tout le monde, enfin à partir de chez moi par l'intermédiaire d'une caméra qui me relie directement à la classe. Mes professeurs disent que je suis intelligent, très. Cela doit être les membres en moins. Mais c'est vrai que je suis intelligent. Parfois, j'ai l'impression que ma tête est très grosse.
Très souvent, je me demandais ce qu'ils étaient devenus, ces bras et ces jambes. Je me disais qu'ils devaient encore être là où je les avais perdus. Plus d’une fois j'avais voulu partir à leur recherche sauf que je ne savais pas où chercher. Mes parents évitaient de m'en dire quoique ce soit de peur de remuer le couteau dans la plaie. Dès qu'ils sentaient en moi cette envie de recherche ils l'étouffaient en me rassurant que j'étais beau, "le plus beau". Mais moi je savais que je ne l'étais pas : un galéopithèque ce n'est pas ce qu'il y a de plus gracieux.
Une nuit, je décidai enfin de partir à la recherche de mes organes perdus. Je m'en rappelle encore : pour mon plus grand bonheur, la lune était pleine et je n'avais nullement besoin de lampe torche, qui, du reste, n'aurait fait que m'embrouiller, physiquement dépouillé comme je suis.
En fait, voilà comment cela s'est passé.
Je m'étais levé au beau milieu de la nuit. Mon père ronflait dans la chambre d’à côté et ma mère poussait involontairement des gémissements propres au bon sommeil. Du haut des escaliers qui menaient de ma chambre jusqu'à l'entrée je m'étais laissé choir en roulant comme un cloporte. Arrivé tout juste devant la porte, j'avais sauté, trois fois, avant de réussir à attraper la poignée avec mes dents et ouvrir. Dehors, tout était argenté, calme et il faisait un peu frais pour un mois d'août. Je me mis à ramper tout droit, comme ça, instinctivement- ou peut-être par paresse. ( Maintenant, à bien y penser, ma trajectoire n'était pas aussi droite que j’ai pu le croire mais s’apparentait plutôt à celle du chemin en lacets, avec la maison au toit en deux pentes et le symbolique conduit de cheminée, que je dessinais alors, comme tous les enfants.) A peine avais-je rampé quelques centaines de mètres que je vis, un peu plus loin, une silhouette immobile qui devait être celle d’un homme d’âge moyen. Je m’approchai. L’homme, entendant le bruit que produisait ma reptation, se mit à marcher en titubant.
- Qui est là ? demanda l’homme apeuré.
- Je m’appelle Sami.
- Que veux-tu ?
A cette dernière question je compris enfin que l’homme était aveugle puisque, en m’interpellant, il semblait regarder légèrement à côté.
- Rien... je passais par là.
- Que fais-tu ici, alors qu’un enfant de ton âge devrait être couché à une heure pareille ? demanda-t-il un peu plus rassuré.
- Je cherche mes bras et mes jambes… Vous vous appelez comment ?
- Kamal… Alors tu cherches tes bras et tes jambes ? Et tu les as perdus où ?
- Je n’en sais rien, justement…
- Hum…
- Et vous ? Pourquoi vous êtes ici ?
- Ma femme m’a arraché les yeux parce que je l’ai trompée.
- Qu’est-ce que a veut dire, tromper ?
- C’est quand tu aimes une autre femme que la tienne.
- Hum, d’accord… Et, vos yeux, elle les a jetés loin, je suppose ?
- Oui, non seulement elle m’a mis à la porte mais aussi elle refuse de me dire où elle les avait planqués, dit l’homme d’une voix tremblotante.
- On peut s’entraider, peut-être. Des yeux, j’en ai, moi !
- Eh bien, agrippe-toi à moi, on va chercher.
Je grimpai et me calai bien comme il faut sur les épaules de l’homme qui somme toute était assez costaud et nous reprîmes la route. Il ne titubait plus : je lui servais de « radar » et lui me servait de « véhicule » : on se complétait. Nous marchâmes longtemps encore, toujours sans but, faisant des pauses ça et là, avant de nous retrouver à l’orée d’une forêt touffue qui nous coupait la route. Nous nous consultâmes, hésitâmes un moment puis décidâmes de pénétrer dans le bois. « De toute façon c’est ou bien cela ou bien rebrousser chemin et rentrer chez nous. », s’était-on dit.
Une fois dedans, ce que nous découvrîmes nous laissa bouche bée- enfin me laissa bouche bée puisque l’homme ne voyait pas.
- Arrêtez-vous un moment, ordonnai-je presque à l’homme.
Kamal obéit.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il perplexe.- Vous n’allez pas croire vos yeux !
Au lieu de l’obscurité d’une dense forêt plongée dans la nuit il faisait plein jour comme si nous avions été midi ! Une lumière puissante et dorée emplissait le lieu ! Les arbres, qui de l’extérieur avaient l’apparence d’un cèdre quelconque, étaient carrément une espèce d’immenses sabliers où un fluide épais et écarlate filait doucement. Les sommets de ces arbres-sabliers se rejoignaient pour former une voûte parfaite d’où pendaient, par centaines, des cadavres, décapités pour la plupart. D’ailleurs à la vue des corps j’avais tout à coup senti l’odeur immonde qui se dégageait de partout. Le lieu était une grande place et cette place était loin d’être déserte. Bien au contraire : derrière des stands plantés sans un ordre précis, des hommes et des femmes étaient occupés à arranger leur «marchandise». S’ils œuvraient silencieusement, de temps en temps une mère grondait son enfant parce qu’elle n’en pouvait plus de "l’avoir dans les pattes". Et l’enfant partait rejoindre d’autres enfants chassés par leurs mères aussi et se mettaient à courir l’un après l’autre à travers les stands. Il y eut même deux ou trois qui coururent dans notre direction, tournoyèrent gaiment en haletant atour de nous- horreur ! un des gamins avait deux nez ! Ils firent encore deux tours autour de nous en s’agrippant violemment à mon « véhicule » puis s’en allèrent de nouveau vers les stands. C’est justement quand il fut touché par les gamins que Kamal s’écria :
- Mais que se passe-t-il, nom de Dieu ?! Qui m’a touché ?! Tu vas me dire où est-ce qu’on se trouve à la fin?! Et puis c’est quoi cette odeur !???
J’expliquai brièvement à Kamal la situation. Exprès, j’omis de lui transmettre tous les détails horribles de peur qu’il ne s’affolât. Soudain, un homme s’empara d’une trompette et souffla dedans un air qui devait être l’annonce de quelque chose. Ma constatation se confirma quand, de l’autre côté de la place, un groupe d’une quinzaine de personnes- on aurait dit deux familles- fit irruption pour aussitôt se ruer vers les stands. Puis, d’autres groupes débarquèrent, de plus en plus nombreux, et bientôt le lieu grouilla d’une foule incroyable ! Manifestement, le marché avait démarré ! Les marchands vantaient en criant à qui mieux mieux les mérites de leurs produits : « Quatre orteils, obtenez le cinquième gratos ! », « liquidation : trois-cents-milles livres libanaises l’œil ! », « ratez pas : pieds aux orteils réguliers venus tout droit de l’Iraq ! » « Sentez de nouveau votre plat préféré : deux-cents-milles livres libanaises le nez ! »
Des handicapés appuyés sur leurs béquilles, d’autres enfoncés dans un fauteuil roulant, des borgnes, des aveugles, des boiteux, des muets, tous genres de mutilés étaient là : ils négociaient, essayaient, et quand cela leur convenait ils achetaient, contents d’avoir trouvé ce qu’ils cherchaient ! Quand un produit s’épuisait, le commerçant grimpait sur un tabouret muni d’un grand couteau, saisissait par les cheveux un cadavre pendant et en coupait un pied, un bras ou en extirpait un œil et le tendait au client.
J’expliquai rapidement à Kamal de quoi il retournait et nous consentîmes de tenter notre chance. Nous avançâmes et nous mêlâmes à la foule. Par politesse ou par bonté ou encore pour une question de logique, je proposai qu’on cherchât des yeux pour Kamal en premier. Un commerçant, expérimenté comme il devait l’être, nous remarqua parmi tant d’autres et nous appela :
- Venez par ici, j’ai ce que vous voulez.
Par un léger coup de pied, je signifiai à Kamal d’aller dans la direction du commerçant.
- Alors, fit-il, Monsieur manque d’yeux. Pas de panique j’ai toute une collection ! Essayez-moi ça.
Le commerçant prit une paire d’yeux dans une sorte de glacière au couvercle transparent et la remis dans les mains de Kamal. Ce dernier appliqua les organes sur ses paupières soudées et les fit tourner comme une vis. Les yeux étaient très grands pour lui- involontairement, j’avais pouffé de rire.
- Vous n’auriez pas plus petit par hasard ? demandai-je au commerçant.- Ah si, si, répondit-il sans désemparer, tenez, essayez les 38, ça devrait aller.
Kamal essaya la nouvelle paire. Miracle ! Cela lui allait à merveille ! « C’est fou comment ca peut vous transformer un homme, un œil » me dis-je. J’avais alors déduit que Kamal était un bel homme et qu’il était presque normal qu’il aimât une autre femme que la sienne. Au bout de quelques minutes, quand ce dernier recouvra complètement la vue, il demanda un miroir pour découvrir le résultat. Il regarda un moment dans la glace puis un sourire illumina son visage.
- Eh bien, ma foi, ces yeux me vont parfaitement !- le marchand et moi acquiesçâmes. Ils sont bleus, c’est ça ? Et puis, Seigneur, je peux enfin voir !... C’est combien ?- Trois-cents-milles.
Kamal paya sans ciller et remercia chaleureusement le commerçant. Je grimpai encore une fois sur ses épaules et nous partîmes chercher ce dont je manquais. Kamal regardait partout comme pour roder sa vue toute neuve mais ne semblait être nullement interpelé ni par l’étrangeté du lieu - on aurait pu penser qu’il était habitué à ce genre de cadre, ni par ma physionomie fraîchement connue. Distrait comme il était, ce fut donc moi qui trouvai le stand qu’il nous fallait maintenant.
- Bonjour, fis-je à une commerçante souriante et potelée.
- Bonjour, mon enfant, que puis-je pour toi ? dit-elle, aimable.
- Eh bien…
- Ah je suis con, mais oui ! Excuse-moi ! Des bras et des jambes ! Oh mon chou je vais te trouver ça tout de suite ! Commençons par les mains, c’est plus pratique, n’est-il pas ? finit-elle avec un clin d’œil.
Sur le stand était posée, bien ordonnée, une conséquente brochette de bras de différentes tailles, parsemée de quelques oreilles et nez. La commerçante me considéra comme pour juger de la taille qu’il me fallait, hésita un moment avant de saisir fermement un bras et me le tendit :
- Là, essayez-moi ça, dit-elle confiante, ça devrait aller. C’est un bras droit.
Avec l’aide de Kamal je réussis à encastrer l’organe au haut de mon flanc droit. Mais quand j’essayai de le bouger dans tous les sens afin d’en tester l’efficacité quelques craquements se firent entendre.
- C’est normal, me rassura la bonne femme, c’est parce que c’est encore tout neuf !
Quoiqu’il en fût, le bras m’allait comme un gant, et j’en fus heureux. Maintenant il fallait me trouver un bras gauche ! La commerçante, toujours débonnaire, parcourut de son regard la série de membres, plusieurs fois, de gauche à droite puis de droite à gauche. Au bout d’un moment elle sembla désappointée.
- Eh bien mon chou, pas de chance ! Du 25 gauche, y en a plus ! On m’a tout pris !
Cette annonce m’attrista profondément d’autant plus que j’avais déjà un bras !
- Attendez, je vais voir si Saïd pourrait nous aider.
Toute grassouillette qu’elle était, elle se dressa sur la pointe de ses pieds comme une ballerine, juxtaposa sa main sur sa joue pour que le son se propageât correctement et cria : « Saïd ! Saïd ! » Saïd, s’affairant derrière son stand un peu plus loin, l’entendit enfin.
- Dis-moi qu’il te reste du 25 gauche en bras !
Saïd fit un signe de négation désolé de la tête.
- Non, chérie, ils m’ont tout pris ! Il paraît qu’il y a une vraie croisade contre les gauchers ! On leur coupe la main et le bras avec, de peur que ça leur repousse !
« Que faire ? J’aurai quand même l’air ridicule avec un seul bras ! Et encore plus si je consentais à en acheter deux droits ! » pensai-je. C’est alors que Kamal, semblant enfin retrouver sa lucidité, me conseilla de prendre un deuxième bras droit : "Avec un peu de chance tu pourras l’échanger avec un gauche plus tard." Ce que je fis. J’emboitais l’organe à contrecœur mais finis par penser que «finalement c’est mieux que rien.»
Puis vint le tour des jambes. C’est le cœur serré que je raconte aujourd’hui que le même scénario se reproduisit : on me trouva deux droites. Encore une fois, je me résignai quitte à marcher obliquement comme un crabe. Quoiqu’il en fût, Kamal paya pour moi- heureusement qu’il était là car je n’avais pas un kopeck- et je remerciai quand même la bonne femme qui semblait bien triste pour mon sort. Puis nous fîmes encore un tour dans l’espoir de trouver "du gauche" mais en vain.
- Allez, partons, dis-je à Kamal.
- D’accord…
Nous sortîmes de la forêt étrange, sonnés par ce qu’on venait de vivre. Dehors, il faisait déjà jour- à croire qu’à l’intérieur le temps s’était écoulé comme une flèche. « Mes parents doivent être sûrement réveillés à boire leur café dans la cuisine. » me dis-je. « Peut-être n’ont-ils pas encore remarqué mon absence ; après tout on est samedi, et samedi pas d’école ! » Au moment où nous avions fini par nous remercier mutuellement et qu’il était temps de nous séparer, je m’aperçus que mes jambes, toutes les deux droites, ne consentaient de me mener qu'en direction de l’est- à savoir dans la direction opposée de la maison de mes parents qui, elle, se trouvait à l’ouest. Et plus j’essayais de contrer la volonté de mes deux organes, plus je m’éloignais de la maison de mes parents. C’était plus fort que moi. Il n’y avait rien à faire : j’étais condamné à marcher uniquement vers l’est ! Kamal, lassé par le spectacle, proposa de m’accompagner quoique fut ma destination. « De toute façon, finit-il par dire, ma femme, je l’emmerde ; ma Maya chérie me manque et, tiens, je vais aller la voir au Népal ! » C’est ainsi que nous mîmes à marcher vers là où le soleil avait achevé de se lever…
A présent je suis fatigué et j’ai envie de dormir. Vous trouverez le dénouement de cette histoire dans cet article paru dans un journal local quelques jours qui suivirent mon escapade :
Un « Tronc » dans les anciennes tranchées de Baakafra
« Il s’appelle Sami. Il n’a ni bras ni jambes. Ses camarades de classe l’appellent « Le Tronc ». En classe, alors qu’on débattait sur la question de la fugue chez les jeunes, un des camarades chuchota dans l’oreille d’un autre que Sami était de toute façon incapable de fuir : « t’as déjà vu un tronc filer toi ? » Ce propos mesquin finit par parvenir au garçon et le mit en rogne, si bien qu’il décida de relever le défi. Le lendemain matin les parents découvrirent avec stupeur que le chérubin avait déserté son lit. Trois jours plus tard on le retrouva à trente kilomètres de la maison paternelle, dans un village voisin dévasté par la guerre des années auparavant. Quand on le questionna sur la raison de sa présence dans un pareil lieu il se contenta de lâcher : « j’avais pensé qu’ils pouvaient être là... »
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Les fantasmes des enfants dits "différents" dépassent de loin notre imagination... sans parler des innombrables nuits qu'ils passent à rêver des choses qu'ils auraient pu faire "SI"...
RépondreSupprimerOui car quand on est enfant, on pense plus souvent à ce qu'on n'a pas... et c'est tout à fait légitime.
Très touchante comme histoire. Un peu longue, mais très touchante :)