dimanche 14 novembre 2010

Darwinisme

“En somme, la solitude est un moment où on essaie, où on espère de rattraper le temps perdu en compagnie des autres, ravisseurs malgré eux de notre intimité. Ce moment n’est jamais suffisant ou pas assez, de sorte qu’on se voit obligé de le reproduire encore et encore jusqu'à ce qu’il prenne l’aspect d’un cercle vicieux. Entretemps, on y prend goût, pour ce que ces instants solitaires nous apportent de richesse et semblent alimenter une originalité tant recherchée : on refait le monde, on plonge dans les abîmes de notre être, on change de peau tel un serpent, et finalement on est convaincu qu’on est fin prêt à affronter le monde de nouveau en y apportant un regard neuf, celui qu’on a forgé héroïquement car il nous aura coûté du temps, de l’énergie et du spirituel. Mais voilà que l’on est si profondément déçu de cet affrontement, encore une fois, qu’on retourne dans notre tanière, le cœur las et le front bas en injuriant la bêtise des masses. Et puis des masses notre dégoût, de plus en plus sélectif, se tourne bientôt vers les plus proches qui ne nous satisfont que difficilement, puis suivent les intimes qui nous exaspèrent, pour finir par ne plus se supporter soi-même. »

Arrivé à ce point de la rédaction, Deporpor le philosophe avait allumé une cigarette et méditait sur ce qu’il venait d’écrire. Soudain, une envie de déféquer- le tabac sans doute- s’empara de lui qu’il accourut aux toilettes assouvir son besoin, la cigarette toujours entre les lèvres. « En effet », pensa-t-il, « quoi de plus seul qu’un homme déféquant une clope au bec ? » Cette idée le jeta dans un désespoir si profond que ses yeux larmoyèrent : des jours que personne n’avait demandé de ses nouvelles, son téléphone portable était devenu « une éprouvette d’appels » tellement ils étaient rares ces derniers temps. Mais c’en était trop, un homme seul qui écrit sur la solitude, c’en était juste trop ! Le comble de l’absurdité ! Assez d’apitoiement ! Assez de complaisance ! Il est grand temps de passer à l’action ! Sur quoi, il se torcha et tira la chasse d’eau énergétiquement comme pour illustrer sa nouvelle résolution. Quand il regagna son bureau le spectacle qui s’offrit à ses yeux lui glaça le sang.
Dans son siège était enfoncé un singe qui était absorbé par la lecture de l’article interrompu. La bête jeta à l’homme un regard à la fois franc et docile. Deporpor, aussi érudit qu’il était, ne se connaissait point en primate mais il put constater qu’il s’agissait d’un chimpanzé comme il en avait vu maintes fois à la télévision. L’homme et la bête se regardèrent encore quelques instants avant que le premier n’osât faire un pas, indécis, vers la gauche pour se cacher derrière le cadre de la porte, ce qui ne l’empêcha pas d’observer l’animal qui, placide, avait repris sa lecture. Les phrases qui défilaient sous ses yeux avaient l’air de lui plaire. Subitement, il fit comme une grimace d’incompréhension et promena un regard interrogateur entre le manuscrit et son auteur puis, à la grande surprise de ce dernier, d’une voix suave, l’animal demanda :
- Vous vous sentez seul, chéri ?

Le philosophe resta bouche bée. La voix ! Horreur ! L’animal parlait ! Et d’une voix de femme qui puis est !- s’il avait possédé tous ses moyens mentaux le philosophe, en grand cinéphile, aurait pu penser à la voix d’une Greta Garbo ou d’une Faye Dunaway, une voix débordante de sensualité et d’assurance… Une guenon ! Mais oui, bien sûr, il s’agissait d’une guenon !
Cette dernière, amusée par le trouble manifeste du philosophe, renchérit :
- Allez-vous répondre à ma question à la fin ? Tudieu, regardez-vous un peu, on dirait un collégien qui a manqué de faire ses devoirs ! Allez, chéri, entrez donc au lieu de rester planté là où vous êtes ! M’enfin faites comme chez vous ! », finit-elle sur un ton taquin.
L’homme avança vers le bureau comme guidé par une force extraordinaire, un peu malgré lui. La guenon le considéra de haut en bas avant de se lever pour lui céder le siège. Double horreur ! Il venait de le remarquer : la guenon portait une nuisette blanche en satin et des bas en soie de la même couleur fixés par des jarretelles. Ils firent lentement le tour du bureau, lui pour s’asseoir sur le siège libéré et elle pour s’allonger lascivement à même le bureau. Puis sans demander, elle se servit d’une cigarette dans le paquet du penseur et l’alluma calmement. L’homme ne savait que faire, il regardait cette créature devant lui, absent et résigné. Il ne pouvait dire si tout cela était réel ou s’il évoluait dans un rêve. Quoiqu’il en fût, la guenon le regardait amoureusement tout en tirant de biais sur sa cigarette déjà barbouillée de rouge à lèvres :
- Alors, on est plus calme maintenant ?
- Qui êtes-vous ?
- Ah je vois, vous êtes seulement bon à poser des questions… En même temps c’est normal, les philosophes posent beaucoup de questions, ils ne font que ca… En tout cas vous ne m’avez pas encore répondu à ma question : pourquoi vous sentez-vous seul ?
Après quelques moments d’hésitation l’homme lâcha :
- Parce que je le suis, c’est un fait.
- Oh mon pauvre chéri qui est tout seul, viens voir par là.
Le philosophe eut un reflexe de retrait ce qui ne fit qu’exciter davantage l’animal :
- Bah alors, tu ne veux pas de moi, chouchou, je ne suis pas à ton goût ?
La vérité c’est que le philosophe, au fond, était maintenant mitigé ; d’une part il trouvait la créature extrêmement repoussante de par ses petits yeux ronds et agressifs ainsi que son pelage abondant, d’une autre il lui trouvait une beauté étrange, bestiale qui lui faisait presque omettre qu’il était en présence d’un animal- certainement du fait qu’elle parlait ! Ou, qui sait, peut-être était-ce à cause de l’accoutrement qui l’humanisait ! Cependant, il ne pouvait accepter de toucher la créature ni d’être touché par elle. Et soudain, la stupeur laissa place à une violente confusion. Le philosophe s’arracha de son siège et éclata en injures :
- Tu es qui ? Qui t’as envoyé ici ? D’où es-tu rentrée, bordel ? Et que me veux-tu ?!!
Sur quoi la guenon répondit :
- Bon, calme, pas la peine de s’exciter comme ça, mon lapin, assieds-toi- je peux te tutoyer non ? Allez, assieds-toi, va, je vais tout te raconter.
Le philosophe toujours hérissé refusa de s’asseoir et enjoignit à la guenon de poursuivre. Ce qu’elle fit, en remontant lascivement sa patte gauche pour mieux laisser deviner son entre-jambe.
- Eh bien, mon oiseau, on m’avait dit que tu étais un impulsif mais jamais je n’aurais pensé que ça pouvait atteindre un tel point, surtout que si je suis là c’est parce que je t’admire, mon pigeon. Je suis l’une de tes plus grandes fans. Cela fait des années que je lis avec un grand plaisir tes articles hebdomadaires dans «Le Monde »… Quelle sagacité ! Quelle causticité ! Et ton humour, n’en parlons pas !
Les louanges qu’émettait la guenon amadouèrent sensiblement le philosophe. Toutefois, s’il regagna son siège il n’en resta pas moins méfiant.
- En fait, tout a commencé avec le premier que j’ai lu de toi, c’était il y a trois ans. Tu parlais du lien qu’avaient les orteils des femmes avec la mort, l’horreur que ca t’inspirait, les femmes en sandales- d’ailleurs si ma mémoire est bonne l’article s’intitulait « Les filles qui portent des sandales meurent prématurément », c’est bien ça hein ?
- « Juste », répondit le philosophe gagné de plus en plus par la fatuité.
Sur ce, il alluma une cigarette à son tour. La guenon, elle, fière de son stratagème, sourit : le philosophe était de plus en plus à l’aise. Puis, elle continua :
- Et j’ai toujours voulu te demander, j’en rêvais, sur ce qui t’a amené à remarquer ce lien entre les orteils et la mort mais je crois avoir compris. Pour toi, en gros, plus une femme se couvre plus longtemps elle vivra.
- Oui et non, coupa le penseur comme s’il ne voulait pas que la guenon devinât la totalité de sa pensée.
- « J’en suis sûre », enchaina la guenon sans désemparer, « puisque dans un article suivant tu affirmes que s’il y a eu des Américains qui ont été tués lors de la bataille de Normandie c’était parce qu’ils étaient pieds nus. Tu affirmes même que ce n’est pas le casque militaire qui assure la sécurité d’un soldat mais bien ses rangers. Tu as dit aussi, je me rappelle, que les femmes afghanes étaient celles qui vivaient le plus longtemps, couvertes comme elles sont de la tête aux pieds.
- C’est surtout parce que les femmes afghanes se ressemblent toutes de par leur burqa de façon que si l’une d’entre elles venait à mourir on s’en rendrait même pas compte. D’où cette impression que la femme afghane est immortelle.
Très contente d’avoir soutiré au philosophe sa plus longue réplique depuis le début de l’entretien, la guenon écarta ses pattes encore d’un cran. C’est à ce moment précis que l’homme remarqua, perplexe, que la bête chaussait des bottes de jardin, ce qui le replongea dans l’état de dégoût initial et l’obligea de se ressaisir. La guenon sentit la surprise du philosophe et décida d’anticiper toute réaction en s’approchant davantage de lui tout en laissant tomber la bretelle droite de sa nuisette qui fit deviner la quasi-totalité de son sein poilu. Le philosophe ne sut comment réagir et feignit l’indifférence. Cependant, il sentit un début d’érection qui le fit rougir. Comment cela pouvait-il ? Comment pouvait-il avoir envie d’une guenon ? Non, c’est impossible, la mascarade devrait cesser !
Il était sur le point de se lever pour fuir la créature quand cette dernière se jeta sur lui de tout son poids de primate. Ils se regardèrent un long instant, elle à califourchon et lui dépassé ; puis elle l’embrassa goulûment avec ses minces lèvres de singe tout en lui léchouillant le visage. Sur quoi le philosophe se débattit tant bien que mal avant qu’il ne sentit que son érection devenait de plus en plus parfaite. Et voilà que le dégoût se transforma en une envie insoutenable, démente, animale, de forniquer si bien qu’il porta la guenon, ses pattes toujours enlaçant son tronci, et la jeta sur le bureau. L’animal était devenu indomptable d’excitation. Frénétiquement, il mouvait sa tête de droite à gauche en poussant des cris aigus- on aurait dit une victime d’un film hitchcockien se débattant juste avant la perpétration du meurtre. Le philosophe, lui, en proie à des mois d’abstinence, baissa son pantalon, écarta les pattes de la guenon et la pénétra sans délai.
- Ah Deporpor le Grand, tu me rends folle ! Je perds la tête ! Oh mon canari, tu es un dieu !
Le philosophe augmentait la puissance et l’accélération de ses va-et-vient.
- Ah oui mon amour, mon condor, ma plume à moi, ma plume solitaire, que tu es bon ! Le plus grand !
- Tais-toi, chienne ! Prends ça!
- Oh que non, je ne suis pas ta chienne, je suis ta primate ! Ton singe à toi, rien que pour toi !
Le philosophe excité au plus haut point, flanqua une gifle à la guenon qui, du reste, eut l’air d’apprécier le geste, si bien qu’il la gifla encore plus fort.
- Oh oui, oh oui, gifle-moi, gifle-moi comme il faut ! Ce n’est pas une claque ça voyons ! Oui, comme ça ! Je suis ton esclave ! Oh oui, baise-moi encore plus fort ! Oh oui, baise ton aïeule qui t’aime !
Par « aïeule » la créature faisait sûrement allusion au darwinisme. Cette pensée accrut encore plus le sentiment de domination chez le philosophe qui des gifles passa aux coups de poing. La guenon, semblant toujours apprécier cette violence charnelle, ne tarda pas à saigner du nez. De ses narines dilatées par l’effort physique du sang giclait abondamment.
- Tu en veux encore, hein ? Tu en veux ?! Ça te plait hein ? Ça te plait d’être battue par ton petit-neveu ?!!!!
En guise d’approbation, la créature hochait la tête avec difficulté. Sans pour autant interrompre ou ralentir ses va-et-vient, Deporpor le philosophe, à la vue de la face barbouillée de sang de sa partenaire, se surprit les larmes aux yeux. Il était devenu une machine, et la machine était lancée. Néanmoins s’il ne pouvait plus s’arrêter il sentait qu’il était impossible pour lui de jouir. Ce qui décupla sa rage destructrice. Avec ses mains ensanglantées il saisit la créature par les pattes, la souleva avec une aisance consternante, et se mit à la frapper, tel un pantin, contre les quatre murs de la pièce. Au début, aux deux premiers coups, elle poussa un cri long, rauque, horrible puis au troisième elle se tut net, sa tête chancelant, raide, au gré de la manœuvre meurtrière du philosophe. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer. Le tenant toujours fermement de ses deux mains, il cogna frénétiquement le corps, cinq ou six coups, même plus, contre le rebord du bureau avant de le lâcher. Le cadavre s’envola pour ensuite heurter lourdement le sol. Le philosophe s’arrêta net puis s’écroula sur ses genoux et pleura à chaudes larmes pour de bon.
Le cadavre avait atterri exactement à l’encoignure des deux murs et baignait dans une mare de sang qui continuait de s’étendre. La tête, déboîtée, reposait carrément sur le dos de la bête et semblait regarder le meurtrier à l’envers, la langue pendante. Le silence régna un long moment sur la pièce puis l’homme se releva, étourdi, et donna un violent coup de pied sur le flanc du cadavre : la créature était bel et bien morte.

Au moment où le penseur réfléchissait sur la manière de se débarrasser du corps, on sonna à la porte d’entrée. « Tudieu, qui ça pourrait bien être ?! » La sonnerie retentit encore et de plus belle. « Merde ! Bon, ça va, un moment quand même ! » Soupçonneux qu’il y eut un voisin qui aurait assisté, d’une façon ou d’une autre, à ce meurtre zoologique, le penseur se sentit obligé d’aller ouvrir comme pour confronter voire annuler cette conjecture par l’action. Il regarda encore une fois la bête gisant raide morte, parfaitement disloquée sur le sol, la laissa telle qu’elle et se précipita dans la salle de bain pour laver ses mains maculées de sang. Puis il prit un long souffle avant d’aller ouvrir la porte.
- C’est toi, bordel !! s’exclama le philosophe.
- T’es pas content de me voir ?
C’était son meilleur ami F. Depuis des semaines un malentendu ridicule- une histoire de protocole- avait jeté le froid entre les deux hommes.
- Si, si.
- Je suis venu voir comment tu vas, vieux con ( leur manière de manifester leur affection l’un pour l’autre. )
- Entre.
- J’ai pas envie. Allez on sort un peu, je t’invite pour un verre.
- Bon, ça marche, je mets mes pompes.
- Je t’attends ici.
- Tu ne vas quand même pas rester à la porte, entre donc.
- Non, ça va.
- Bon, j’arrive.
L’ami resta sur le seuil de la porte. Le philosophe partit dans sa chambre pour se chausser.
- Eh dis, ça sent bizarre chez toi.
- Ce n’est rien, tu ne vas pas le croire, toute à l’heure je voulais prendre une douche quand je tombe sur un mille-pattes dans la baignoire.
- Un mille-pattes ?!
- Oui, un mille-pattes, ça fait une drôle d’odeur quand tu les écrabouilles ces bestioles-là !
- Un mille-pattes dans une baignoire c’est quand même pas très rassurant.
- Tu sais, avec les plantations qu’il y a autour, c’est vite débarqué ces saloperies…
- Ouais… Bon, tu te dépêches espèce de « chat botté » !
- J’arrive !

Les deux amis sortirent et claquèrent la porte derrière eux. On entendit encore leurs reproches affectueux dans la cage d’escalier puis le silence fut. Pour ce qui est du cadavre de la guenon, on raconte que le philosophe n’y a pas touché avant longtemps, du moins pas avant qu’il ait eu terminé son article sur la solitude.

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